Sur le portrait de Marceline Desbordes par Constant Desbordes
Pour le peintre Constant Desbordes (1761-1828), sa nièce Marceline pouvait apparaître comme un modèle idéal tout en étant facile d’accès. Comédienne vantée pour la sensibilité et la finesse de son jeu, elle avait, en effet, le sens de la pose et de la mise en scène ; elle était à même de comprendre les intentions de son oncle de par sa proximité familiale, affective et artistique avec lui. Souvent non datés, les portraits que l’oncle a peints de sa nièce constituent des tableaux « à clé » pour qui veut comprendre le travail des deux artistes au cours de la période 1810-1822.
Marceline considérait son oncle, dont elle fut très proche au point de le faire apparaître sous le nom de « Monsieur Léonard » dans son roman L’Atelier d’un peintre1, comme une figure paternelle de substitution : « Je n’ose louer comme j’en aurais envie mon oncle Desbordes que j’aime autant que mon père2 » écrit-elle par exemple. Visiteuse assidue de ses ateliers, au couvent des Capucines puis surtout rue Childebert, elle le stimulait à son tour par sa présence, lui lisant ses écrits pendant qu’il se mettait à peindre, correspondant avec lui lorsqu’elle ne pouvait se déplacer. Tous deux se conseillaient et s’influençaient mutuellement : « Dis à mon oncle que j’ai reçu l’Eloge de St. Jérôme qu’il a bien voulu m’envoyer, que cet ouvrage m’a touchée, surtout la préface qui est un modèle de simplicité et de grâce3 ». Constant reconnaissait et encourageait le talent de sa nièce : « Marceline, si j’avais eu en peinture le talent que vous avez en poésie, quel tableau je ferais de cet homme4 ! ».
Emblématique des rapports entre les deux artistes, typique du mouvement romantique, ce portrait a peut-être été exposé au Salon parisien – mais en l’état actuel de nos connaissances, il est difficile de trouver en quelle année. Il pose un problème de datation : il a peut-être été réalisé entre 1810 et 1812, période au cours de laquelle Marceline comprend qu’elle ne pourra épouser son amant, Eugène Debonne, et prend la décision de se séparer de ce dernier.
Pour appuyer cette hypothèse, l’on peut constater qu’elle ne porte pas d’alliance sur ce tableau, qui de ce fait aurait été réalisé avant son mariage avec François Prosper Lanchantin (1793-1881), dit Valmore, en 1817. Or, entre 1815 et 1817, Marceline se trouve à Bruxelles, endeuillée par la perte de son petit Marie-Eugène et il semblerait qu’elle n’ait alors que peu fréquenté son oncle ; par ailleurs, entre 1813 et 1815, Constant et Marceline sont brouillés, et, avant 1810, ils sont le plus souvent séparés géographiquement (l’un à Paris, l’autre à Rouen) ; la datation de ce portrait vers 1810-1812 semble alors probable.
Cependant, Francis Ambrière en situe la réalisation postérieurement, vers 18205. Cette dernière datation peut être conforme à l’âge que semble avoir Marceline sur ce portrait (il est difficile d’être affirmatif à ce sujet, mais entre 20 et 35 ans ?), mais pas aux vêtements et accessoires qu’elle porte, proches de la mode en vigueur sous l’Empire – et non de celle des premières années de la Restauration…
Faute d’éléments complémentaires, il nous est donc difficile de préciser avec certitude la date de réalisation de ce tableau, qui, de par sa composition, rappelle l’Autoportrait de Girodet conservé au musée Magnin6 (même représentation de l’artiste en buste, coudes posés sur une table derrière laquelle il/elle est assis·e, et sur laquelle se trouve étalé du papier, même représentation d’une activité intellectuelle en cours). Il est tentant de reprendre une expression de Philippe Bruneau7 pour affirmer qu’il s’agit ici de la représentation d’une pause et d’une pose.
C’est d’abord la représentation d’une pause qui nous est ici proposée, car l’on voit la jeune Marceline marquer un arrêt dans la lecture des Œuvres de Fénelon qui l’occupait jusque-là. Cette pause lui permet de réfléchir à la portée de ce texte.
Il ne m’a pas été possible de déterminer précisément quelle édition Marceline Desbordes-Valmore possède ici, mais au début du XIXe siècle, Fénelon était un auteur très lu. Les aventures de Télémaque (1699), notamment, connaissaient un succès ininterrompu depuis leur parution, au point de devenir LE livre d’éducation par excellence pour des publics très divers, y compris les jeunes filles auxquelles il n’était au départ pas destiné8. Or Marceline a porté tout au long de sa carrière une attention constante aux publics pour lesquels elle écrivait, en particulier aux enfants, et à la manière de les éduquer en les touchant par l’écrit. Dans ce contexte, la lecture de Fénelon, pour lequel elle professait par ailleurs un véritable culte, est pour elle une source d’enseignement sur l’activité créatrice, une véritable formation à l’écriture :
« Dis à Eugénie que j’ai été bien charmée de l’écriture de Camille [la fille d’Eugénie, sœur de Marceline] – qu’elle lui fasse faire pour son orthographe ce que j’ai fait moi-même, c’est-à-dire copier, beaucoup copier des livres imprimés ; cette méthode est excellente quand on ne peut avoir de maître, et cela vaut, d’ailleurs, presqu’autant : qu’elle choisisse deux livres pour cet usage : Télémaque de Fénelon, dont le style est si pur, si persuasif et si clair qu’il rendrait bon un méchant – et les fables de La Fontaine qui renferment ce que la poésie a de plus délicieux, et qui sont d’un genre si naïf et si gai qu’on voudrait avoir l’humeur moulée dessus9. […] ».
Comme me le rappelait récemment Christine Planté10, ces conseils éclairent sur les pratiques d’éducation du temps, mais surtout sur la propre formation de Marceline Desbordes-Valmore par la lecture : femme, issue de milieu populaire, ayant dû quitter avec sa mère la maison familiale et débuter très jeune au théâtre, elle-même n’a presque pas fait d’études. La critique en a trop vite conclu à son inculture et à la complète spontanéité de son écriture : c’est oublier qu’elle a appris par cœur des milliers de vers pour les jouer. Cette lettre révèle qu’elle a en outre très tôt complété cette formation par la lecture. La copie d’extraits qu’elle recommande est une méthode pédagogique répandue, notamment dans les milieux modestes, et pour les filles, puisqu’elle n’exige pas de maître ni de scolarisation. Au-delà l’apprentissage de l’orthographe, objectif minimal dont il est question au départ, son éloge souligne tout ce que l’épistolière y trouve, mêlant étroitement valeur morale, beauté du style et plaisir de la lecture11.
Or s’il est question ici des modèles à imiter en matière d’écriture, le tableau lui-même fonctionne presque comme une double citation picturale, celles de deux peintres ayant beaucoup compté pour Constant Desbordes, Raphaël12 et Girodet.
Cette double citation est visible à travers la pose prise par Marceline : la tête – matérialisant sa pensée – repose entre ses mains, ce qui visuellement renforce l’impression que l’action du portrait se déroule dans la tête de la jeune femme, que le spectateur ne peut donc pas voir. Les pensées, toutes créatrices et méditatives soient-elles, sont ici de l’ordre de l’intime. Cette composition apparaît comme typique d’une conception romantique de la représentation de l’artiste, dépeint comme se livrant à une introspection plus ou moins douloureuse et à une réflexion critique de sa création13.
Cette pose est également marquée par le regard de la jeune femme, qui ne peut fixer personne : ses yeux levés au ciel constituent aussi une sorte d’hommage à la Sainte Cécile de Raphaël (Bologne, Pinacothèque nationale). Cette référence n’est pas anodine : Constant Desbordes le tenait en effet pour le plus grand peintre de tous les temps, comme on le voit dans L’Atelier d’un peintre. M. Léonard dit en effet d’Ondine, sa nièce : « Je crois que Raphaël en eût fait une petite sainte Cécile, peut-être même une vierge jardinière14 ». Dans cet ouvrage d’ailleurs, M. Léonard, avatar littéraire de Constant Desbordes, est un jour surpris par Napoléon lui-même alors qu’il copie la Sainte Cécile de Raphaël (qui se trouvait alors au Louvre, suite aux saisies opérées en Italie par l’armée française). Constant Desbordes a réellement copié ce tableau (vendu par la suite au roi d’Espagne Ferdinand VII, comme le dit le roman ?), et cette copie, datée de 1808, se trouve aujourd’hui conservée dans les collections du musée du Prado à Madrid15.
Ce portrait, l’un des plus connus de la jeune Marceline Desbordes-Valmore, peut ainsi être vu comme une citation directe – double ou quadruple – des artistes qu’il faut imiter, en peinture comme en littérature, lorsque l’on veut créer soi-même.
Il n’en constitue pas moins l’une des sources de la représentation de la poète, notamment pour les artistes désireux de se procurer une image de la jeune femme, souvent repris dans les lithographies des années 1820 (par Antoine Maurin et Villain, notamment).
Anne Labourdette
Expositions : Paris, BnF, 1959, n° 210 ; Douai, Bibliothèque Municipale de Douai (BMD), 1959, n° 90 ; Sceaux-Bruxelles, Ile-de-France-Brabant, 1962, sans n° ; Douai, musée de la Chartreuse, Douai sous le Consulat et l’Empire, 1981, sans n° ; Douai, BMD, 1986, n° 42 ; Paris, Maison de la Poésie, 1994, sans n° ; Douai, hôtel de ville, Marceline, 1995, sans n° ; Pointe-à-Pitre, Musée Saint-John Perse, 2003, sans n° ; Douai, musée de la Chartreuse, 2009, n° 28 ; Douai, musée de la Chartreuse, 2018, sans n° .
Bibliographie : cat. expo BnF, Marceline Desbordes-Valmore, Paris, 1959, n° 210, p. 50 ; cat. expo BMD, Marceline Desbordes-Valmore, Douai, 1959, n° 90 p. 37 ; cat. expo Calais, Arras, Douai, Lille, Peinture française 1770-1830, 1975-1976, n° 96 p. 168 ; cat. expo BMD, Marceline Desbordes-Valmore et Douai, 1986, n° 42 p. 8 ; cat. expo Musée Saint-John Perse, La Guadeloupe secrète de Marceline Desbordes-Valmore, 2003, p. 31 ; cat. expo Douai, Marceline Desbordes-Valmore, une artiste douaisienne à l’époque romantique, 2009, n° 28, p. 38, 67.
1. L’Atelier d’un peintre. Scènes de la vie privée, Charpentier, Paris, 1833.
2. Bibliothèque municipale Marceline Desbordes-Valmore (BMMDV), Douai, Ms. 1735-45 : copie d’une lettre de Marceline au comte de Forbin, conseiller des musées royaux, Bordeaux, 29 août 1829 (?).
3. BMMDV Douai, Ms. 1735-12 : copie d’une lettre de Marceline à son frère Félix, Bruxelles, 15 novembre 1817.
4. BMMDV Douai, Ms. 1542-1-129 : copie d’une lettre de Constant Desbordes à Marceline, au sujet de Pauvre Pierre, s. d.
5. Cf. Francis Ambrière, op. cit., t. 1, p. 307 et pp.°562-563.
6. Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson (1767-1824), Autoportrait, peinture à l’huile sur toile, 1805 ?, Dijon, musée Magnin. Sur les liens entre Constant Desbordes et Girodet, qui ont un temps possédé un atelier parisien à la même adresse, voir « Sur L’Atelier d’un peintre. Scènes de la vie privée de Marceline Desbordes-Valmore », in J’écris pourtant, bulletin de la Société de Etudes Marceline Desbordes-Valmore n°3, 2019, p. 71-84.
7. Philippe Bruneau, revue Ramage, 1982 ; cité dans le catalogue de l’exposition Mélancolie, Paris, Grand Palais, 2005.
8. Entretien avec Christine Planté, 30 août 2019.
9. BMMDV Douai, Ms. 1620-6-701, lettre autographe signée de Marceline Desbordes-Valmore à son frère Félix Valmore à Saint-Rémy-sur-Havre chez leur sœur Eugénie Drapier, Bruxelles, 17 janvier 1819.
10. Entretien avec Christine Planté, 30 août 2019.
11. Idem.
12. Raffaello Sanzio (1483-1520), l’un des très grands maîtres de la Renaissance italienne.
13. Outre celui de Girodet, je songe ici à l’Autoportrait dessiné, tête dans les mains, par Johann-Heinrich Füssli, daté de 1777, et à celui, peint tête appuyée sur une main, de Théodore Géricault (1808).
14. L’Atelier d’un peintre, chap. I.