À l’occasion de l’exposition consacrée au peintre Delacroix par le musée du Louvre à Paris, nous avons voulu évoquer les liens qui ont existé entre Marceline Desbordes-Valmore et le peintre.
Marceline Desbordes-Valmore s’intéressait beaucoup à la peinture de son époque : nièce du peintre Constant Desbordes, elle a bien connu l’ensemble des élèves de ce dernier (Paul Delaroche, Abel de Pujol, notamment) et présente l’atelier de son oncle dans son roman L’Atelier d’un peintre (1833). En 1840, cherchant pour son fils Hippolyte un débouché professionnel, elle a l’occasion de le placer dans l’atelier d’Eugène Delacroix, ce dont elle se montre fière dans sa correspondance. Hippolyte, bien que doué (aux dires de sa mère), quitte pourtant l’atelier du célèbre peintre quelques années plus tard sans poursuivre de carrière artistique. Mais l’admiration de Marceline Desbordes-Valmore pour celui qui est l’un des artistes les plus célèbres de son temps ne se dément pas pour autant.
L’exposition du Louvre est l’occasion de redécouvrir la part de la peinture religieuse dans l’œuvre de Delacroix. Son Christ en croix peint en 1846, exposé au Salon l’année suivante (actuellement à Baltimore, The Walters Art Museum), a profondément touché la poétesse. Dans un long poème, qui n’a pas été publié de son vivant, ni repris dans ses Poésies inédites de 1860, elle évoque le choc de sa découverte (Un Christ au Salon de 1847) :
C’était le jour du peuple à visiter son Louvre,
Et, roi silencieux, sous la porte qui s’ouvre,
Le peuple, comme un fleuve errant en liberté,
Allait porter son vote à l’immortalité.
Et moi, prise au courant de cette foule aimée,
Marchant avec effort dans son flot enfermée,
J’ouvrais mes yeux sans voile aux mordantes clartés
Qui des lambris vivants sortaient de tous côtés.
Mais le cœur palpitant comme un cœur d’alouette
Attirée au miroir où se heurte sa tête,
J’avançais toute lasse et les yeux larmoyants,
Laissant glisser mes pieds sur les parquets fuyants,
Comme un rêve. Enlacée au bras d’une compagne :
« Où donc l’air pur, disais-je, et l’ombre, et la campagne,
Et la fleur véritable et qui se cueille, et l’eau
Dont le semblant scintille au fond de ce tableau,
Mais qui ne coule pas ! » Ta voix fraîche, ô Nature,
Appelait loin de l’art mon esprit sans culture,
Et vous, pardonnez-moi, chefs-d ‘œuvre confondus,
Pour mes sens imparfaits vous étiez tous perdus.
Mais là-bas, séparé des marbres, des dorures,
Des riantes beautés qu’enchaînent leurs bordures,
Et d’enfants qu’on eût dits prêts à courir vers nous,
Qui donc force la foule à plier les genoux ?
Quel sombre attirement, quelle chaste lumière,
A secouru de loin ma brûlante paupière ?
Quelle halte pieuse à travers les bruits forts
A suspendu la foule et ses houleux efforts ?
Un Christ ! Une croix haute en silence gardée
Par deux hommes rêveurs, deux soldats de Judée,
Veilleurs insoucieux des meurtres d’alentour,
Demandant à la nuit : Quand donc fera-t-il jour ?
Il fait jour ! Il fait jour ! D’une croix éclairée,
La lumière descend dans cette nuit sacrée ;
Mais, pour vos yeux de chair et malgré son retour,
Ô veilleurs de la mort, il ne fera plus jour.
La lune sur la Terre avançant son visage
De rayons effrayés perce le noir feuillage
Comme un esprit vivant qui juge cette mort,
Et le peuple qui tue et les rois sans remord.
Au fond du lourd sommeil, la moquerie éteinte
Partout d’un saint effroi laisse couler la teinte
Et l’âme en pleurs est libre enfin de se plonger
Dans ce repos terrible et doux à partager.
Car de vos flancs ouverts, ô vrai roi qu’on ignore,
Ô Dieu vrai ! le pardon saigne et s’échappe encore ;
Il saigne, oracle amer des maux qui vont couler
Sur les ingrats que seul vous veniez consoler !
Qui donc a retracé ce triomphe sans armes,
Cet oracle muet qui crie avec des larmes ?
Pour peindre ainsi son Dieu de tristesse expiré
Au fond d’un cœur mortel qu’il faut avoir pleuré !
Qui donc a retrouvé ces couleurs introuvables,
Ces ténèbres qu’on voit, ces pardons ineffables,
Ce silence étendu dans l’air terrifié,
Ce lamentable adieu du cher crucifié !
Cette nuit qu’on entend sangloter sous ces voiles,
Et l’orbe qui rougit dans un ciel sans étoiles,
Et l’herbe qui se penche en tremblant sous les pieds,
Les doux pieds de Jésus, les pieds froids et cloués.
Qui n’a pas vu cela ne saurait le comprendre ;
Qui l’a vu s’en abreuve et ne peut pas vous rendre,
Ô Christ ! Ô pieds meurtris ! Ô visage incliné !
Ô grandeur ! Ô Dieu mort qui pour nous étiez né !
J’y penserai toujours. Toujours, morte ou blessée,
J’aurai sur cette croix ma mémoire enlacée.
Dieu d’amour, si l’amour sauve tout de l’enfer,
Bénissez votre peintre, il a beaucoup souffert.
On pourra lire ce poème dans l’Anthologie Plumes et Pinceaux. Discours de femmes sur l’art en Europe (1750-1850), dirigée par Anne Lafont, sur le site de l’INHA :
http://journals.openedition.org/inha/3701
ainsi qu’une introduction par Christine Planté :