Poème « Au poète prolétaire Lebreton »

Premier vers dans l’édition de Marc Bertrand : « Vous, que j’ai vu passer dans l’été de votre âge,… »


Éditions du poème :

Édition du poème dans des recueils :

  • « Au Poète prolétaire », Marceline Desbordes-Valmore. Bouquets et prières, Paris : Dumont, p. 129-135, 1843

Éditions du poème dans des volumes de l’œuvre poétique de Desbordes-Valmore :

  • « Au poète prolétaire (Le Breton) », Marceline Desbordes-Valmore. Œuvres poétiques de Marceline Desbordes-Valmore. 1833-1859. Élégies. Romances. Mélanges. Fragments. Poésies posthumes, Paris : Lemerre, p. 245-248, 1886
  • « Au poète prolétaire Lebreton », Marc Bertrand. Les Œuvres poétiques de Marceline Desbordes-Valmore, tome 2, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, p. 469, 1973





Texte du poème (selon l’édition de Marc Bertrand de 1973) :

AU POÈTE PROLETAIRE

Le Breton

  Vous, que j’ai vu passer dans l’été de votre âge,
  Portant vos jours avec un digne et haut courage,

  Excitant de vos bras les débiles ressorts,
  Chanter sous la sueur des paternels efforts ;
  Vous, que j’ai vu sublime et renfermant vos ailes,
  Vous résigner au sol, pareil aux hirondelles,
  Qui, pour nourrir leurs nids, percent les durs sillons,
  Et partagent le grain de milliers d’oisillons :
  Pourquoi vous ai-je vu tout à coup triste et pâle,
  Couvrir de vos deux mains vos traits brûlés de hâle,
  Tel qu’un homme hâté s’arrête de courir,
  Et dit en lui : C’est vrai, pourtant, il faut mourir !
  Puis qui reprend sa route avec la tête basse,
  Comme si d’un fardeau son épaule était lasse ?
  Ah ! c’est que des points noirs troublent un ciel vermeil,
  Quand nos yeux éblouis ont vu trop de soleil.

  C’est qu’on n’a pas encore, à chaque âme qui tombe,
  Aplani le chemin du baptême à la tombe ;
  C’est qu’à cette âme en pleurs de sa chute du ciel,
  On refuse déjà le froment et le sel ;
  C’est qu’il ne passe pas franc de port sur la terre,
  Ce problème, scellé d’espoir et de mystère ;
  C’est que l’on ne veut pas, même au prix du travail,
  Laisser l’herbe au troupeau sans pâtre et sans bercail.
  Le travail ! le travail, et le pain sans aumône,
  Dieu l’a semé pour tous : on nous prend ce qu’il donne.
  Hélas ! hélas ! ma mère a pleuré pour du pain !
  Hélas ! j ai vu mourir de froidure et de faim !
  Hélas ! quand la faim gronde au cœur d’une famille,
  Quand la mère au foyer voit chanceler sa fille,
  Quand tout y devient froid, jusqu’aux pleurs de leurs yeux,
  Qu’elles n’ont plus de voix pour l’élever aux cieux ;
  Quand les petits enfants, bégayant leurs prières,
  Alors qu’un doigt de plomb pèse sur leurs paupières,
  Tâchent de dire encore à leur ange gardien :
  "Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien !"
  Mon frère, n’est-ce pas que la mère est sublime,
  Si ses flancs déchirés n’enfantent pas un crime ;
  Si l’air ne bondit pas des sanglots du tocsin,
  Que son remords alors ne peut plus interrompre ;
  Et si comme une épée, ils frappent à le rompre
      Les fibres tendus de son sein !

  Mais, vous savez aussi comment la pitié vole,
  Et suspend la révolte, et s’empresse au secours ;
  Et comment, jusqu’au cœur, sa limpide parole
  Infiltre l’eau divine avec les saints discours.
  Moi, je sais qu’elle a dit au lit de mon aïeule :
  "Femme, ne mourez pas : levez-vous, me voici !"
  Et plus tendre, et plus bas, pour le dire à moi seule :
  "Toi qui devais donner, pauvre ange, prends aussi.
  C’était... oh ! c’était vous, mon Dieu ! j’y crois encore.
  Oui, frère, c’était Dieu, ce Père que j’adore,
  Ce Roi, que son enfant n’appelle pas en vain ;
  Dont le sang a coulé dans ma soif et ma faim !

  Ainsi vous avez beau chanter, père et poète,
  Beau mesurer votre âme et relever la tête,
  Beau crier, plein d’haleine : A moi la vie ! à moi !
  La terre est toute à l’homme, et l’homme en est le roi ;
  Vous sentez par secousse une chaîné inconnue,
  Dans la prison de chair où votre âme est venue.
  Vous avez beau prétendre à vos trésors épars ;
  Vos trésors envahis glissent de toutes parts.
  Dans la foule de rois où vous perdez votre ange,
  Il ne vous reste rien qu’une fatigue étrange,
  Une langueur de vivre, une soif de sommeil,
  Et toujours la misère assidue au réveil ;
  La misère au milieu du grand Eden ! méchante
  Au passereau qui vole, au rossignol qui chante,


  À la fleur qui veut naître et qui n’ose éclater,
  Au germe qui veut vivre et ne peut palpiter ;
  L’âpre misère enfin, cette bise inflexible,
  Qui détruit lentement ce que Dieu fit sensible ;
  Dont le pâle baiser gèle l’arbre et le fruit ;
  Elle pousse ma porte, où s’élève sans bruit
  La prière toujours allumant son sourire,
  Quand l’ange gardien passe et m’aide à la mieux dire.
  Moi, j’ai toujours au cœur le répit d’un tourment,
  Quand ma pensée à Dieu s’envole librement !

  Allez ! je vous devine, et j’ai ma soif déçue,
  Ma douce royauté vainement aperçue ;
  J’ai mes chants commencés qui s’écoulent en pleurs ;
  Mes épines au front que je croyais des fleurs !
  L’amour m’a fait présent d’une tendresse amère,
  Du doux remords d’aimer et d’oser être mère.
  En regardant pâlir des fronts purs et charmants,
  On a peur d’attirer sur eux ses châtiments ;
  On a peur d’égarer une âme aux blanches ailes
  Dans les sentiers souillés par tant d’âmes cruelles,
  Ou de les voir nager dans les flots turbulents
  Qui viennent d’épuiser nos bras vains et tremblants.

  Ces beaux enfants, si fiers d’entrer dans nos orages,
  Rêvant leurs horizons, leurs jardins, leurs ombrages,
  Moi, quand je les vois rire à ce prisme trompeur,
  Je veux rire, et je fonds en larmes dans mon cœur.
  Et vous, n’avez-vous pas de ces pitiés profondes
  Qui vous percent le sein, comme feraient les ondes  
  En creusant goutte à goutte un caillou ?
  Mille fois J’ai voulu les instruire, et j’ai gardé ma voix.
  Que fait la chèvre errante au rocher suspendue,
  Qui rêve et se repent de sa route perdue ?
  Ose-t-elle effrayer, penchés sur le torrent,
  Les chevreaux pris aux fleurs qu’emporte le courant.

  Qu’irions-nous raconter à leurs jeunes oreilles ?
  Que sert d’en soulever les couronnes vermeilles,
  Dont il plaît au printemps d’assourdir leur raison?
  Ils ont le temps, pas vrai ? tout vient dans sa saison.
  Oh ! laissons-les aller sans gêner leur croissance ;
  Oh ! dans leur vie à jour n’ont-ils pas l’innocence ?
  Au pied d’un nid chantant parle-t-on d’oiseleur ?
  Tournons-les au soleil et restons au malheur !

  Ou plutôt, suivons-les : quelle que soit la route,
  Nous montons, j’en suis sûre et jamais je ne doute ;
  J’épèle, comme vous, avec humilité,
  Un mot qui contient tout, poète : éternité !
  De chaque jour tombé mon épaule est légère ;
  L’aile pousse et me tourne à ma nouvelle sphère :
  À tous les biens ravis qui me disent adieu,
  Je réponds doucement : va m’attendre chez Dieu !
  Qu’en ferais-je, après tout, de ces biens que j’adore ?
  Rien que les adorer ; rien que les perdre encore !
  J’attends. Pour ces trésors donnés, repris si tôt,
  Mon cœur n’est pas éteint : il est monté plus haut !





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